Le Dézaley, Seigneur du Chasselas
Article de Pierre-Emmanuel Fehr publié le 19 novembre 2019 dans Go Out
Le vignoble du Dézaley Grand Cru, aux terrasses spectaculaires forgées par la main humaine, porte le Chasselas à son sommet. Il se découvre après 3 ans de bouteille, mais c’est véritablement après 10-15 ans de garde qu’il délivre un nectar qui fait incontestablement partie des plus grands vins blancs du monde ! Retour sur cette appellation mythique, dont la rareté, beauté et complexité constituent un des grands trésors du monde viticole suisse. Visite pour le confirmer chez un de ces meilleurs représentants, Louis Fonjallaz à Epesses, dont l’accueil généreux et passionné n’a d’égal que la pureté de ses vins.
Le Dézaley, l’histoire d’un terroir façonné
« […] ce vignoble de Lavaux tombant à pic et d’une seule haleine vers cette petite mer intérieure qui est notre mer à nous », écrivait Ramuz dans Vendanges. Passer par ce vignoble, c’est retenir son souffle, dans ces pentes à la déclivité affolante. Nous oublions parfois que le Dézaley a une histoire viticole vieille de 10 siècles, puisque c’est en 1141 que les moines cisterciens défrichèrent ces terres pour y planter de la vigne… Ce vignoble en terrasses de 53,9 hectares fait aujourd’hui partie du patrimoine mondial de l’humanité (UNESCO). Avec son appellation voisine le Calamin Grand Cru, ils constituent les appellations les plus prestigieuses de la région, accrochées sur des terrasses (chailles) construites patiemment pour dompter la pente abrupte qui plonge dans le lac Léman. Cela demande un entretien des murs continu, travail colossal. Comme l’écrivait Ramuz dans le Passage du poète, « Le bon Dieu a commencé, nous on est venu ensuite et on a fini… Le bon Dieu a fait la pente, mais nous on a fait qu’elle serve, on a fait qu’elle tienne, on a fait qu’elle dure […] ». Ce terroir du Dézaley s’est structuré par les extensions et les reculs du glacier du Rhône au cours du dernier million d’années, puis l’érosion a raboté les rives du lac Léman pour former un substrat argilo-calcaire formidable lui conférant son expression minérale de « pierre à fusil » si typique. On dit qu’en Dézaley, les vignes y rôtissent par les trois soleils : celui du ciel, celui emmagasiné par les murs et celui de la réverbération du lac. Les raisins sont donc riches, mais équilibrés par la bise du Dézaley, vent local froid et sec, qui permet de ralentir la maturation du raisin. Avec une telle situation, aucune mécanisation des travaux viticoles n’est donc possible, hormis l’usage de monorails et téléphériques… La viticulture y est héroïque !
Louis Fonjallaz, le John Travolta d’Epesses
Pour notre troisième visite au domaine Etienne & Louis Fonjallaz, toujours autant de plaisir chez cet hôte qui sait recevoir alla grande. Le voir arriver en traversant la rue, le pas décidé, la queue de cheval bien arrimée, c’est déjà redynamisant ! « Vous préférez déguster dans le Carnotzet ? Ils annoncent la pluie dans deux heures, ça nous laisse juste le temps de commencer la dégustation côté lac, on sera mieux non ? ». C’est certain, on ne peut pas être mieux : être installé vue sur le lac dans son jardin, écouter Louis nous rappeler que sa famille travaille les vignes depuis le XVIème siècle, que sa cave de vinification se situe toujours dans la maison familiale à Epesses, qu’il ne sait pas pourquoi ses parents ont planté ces deux immenses palmiers dans le jardin, que ses 4 hectares de vignoble lui procurent toujours autant de joie. Il ne semble même pas entamé par les centaines d’heures de répétitions et de spectacle de la Fête des Vignerons et nous parle avec ferveur de la composition de tous les terroirs qui nous entourent, de la restauration des murs de pierre, de son travail de promotion des vieux millésimes par l’entremise de la Baronnie du Dézaley et des Championnats du Monde des Tracassets à Epesses (croisement entre le tracteur agricole et la pétrolette !). Alors que nous dégustons, il nous montre avec délectation au loin le vignoble du Dézaley : « Regardez comme c’est beau, c’est le dernier endroit autour du lac qui reste vierge de toute construction. Si vous passez la nuit, vous ne verrez aucune lumière ».
La lumière dans le verre
Louis Fonjallaz est réputé pour la finesse de ses rouges, mais ce sont ses blancs que nous dégustons ce jour, porte-drapeau du domaine. Pas question de faire une infidélité au Chasselas lorsqu’il est cultivé dans le Lavaux, même s’il possède un peu de Marsanne, mais en Valais !
Epesses L’Emblème, 2018
Le vin d’apéritif par excellence : les fleurs blanches virevoltent, verveine en tête, on entend presque les abeilles butiner. En bouche, le carbonique est fin et rafraîchissant, tout cela reste dynamique, malgré le millésime 2018 très chaud. Nous restons sur une impression friande et gaie, qui lance formidablement la soirée.
Calamin Grand Cru La Ronce, 2018
Le terroir du Calamin Grand Cru s’étend sur seulement 16 hectares. Ce Grand Cru est donc une rareté, fait de mollasse profonde et argileuse, très homogène, née d’un glissement de terrain il y a 1400 ans. L’esprit de ce vin est beaucoup plus grave, on sent la terre humide, le coquillage, même si une note de poire est là pour rappeler que derrière cette austérité se cache une complexité fruitée, pour l’instant encore contenue. Voilà un vin qui nous parle, moins facile d’accès que l’Epesses, plus sombre et apaisant, avec une suave amertume minérale qui lui confère toute sa personnalité. Quelle race !
Dézaley Grand Cru Les Gradins, 2018
La différence de terroir est fascinante avec le Calamin, qui le jouxte. Alors que pour le Calamin, la roche mère se trouve à près de 30 mètres de profondeur, sur le Dézaley, elle est affleurante, à un mètre environ. Cela se ressent par une minéralité extrême, plus crayeuse ; comme dirait un ami, « on dirait deux pierres qu’on tape l’une contre l’autre » ! Il y a une grande amplitude en bouche et nous percevons déjà la complexité naissante de ce terroir vibrant. On sent cette fougue provenant de raisins qui ont bien doré, qui demande à s’assagir pour apaiser une énergie débordante. A oublier en cave, si possible…
Dézaley Grand Cru Les Gradins, 2008
L’orage s’est abattu d’un coup mais nous trouvons refuge sous la rotonde perchée, aux premières loges pour apprécier ce déchaînement ! Ce qui va venir calmera les cieux. Le nez de caramel frappe de plein fouet, puis vient le citronné miellé, sur un millésime a priori peu réputé pour le Lavaux. En bouche, c’est pourtant étincelant comme une lame bien aiguisée, avec une finale réconfortante de nougaté-grillé. Comme le dit Louis Fonjallaz, les « petits » millésimes sont extrêmement intéressants pour la garde sur le terroir du Dézaley ; il les aime avec cette acidité qui porte le vin et le réveille quelques décennies plus tard. A n’en pas douter, un grand millésime de garde, qui se déjà laisse approcher sous son aspect le plus charmeur.
Dézaley Grand Cru Les Gradins, 1999
Son doré pailleté laisse déjà présager un grand vin… Au nez, nous sommes enveloppés par l’amande fumée, une caresse de fleurs blanche légèrement miellées et les arômes tertiaires de sous-bois, de feuilles mortes mouillées d’automne, typique au vieillissement de ce cépage. La sensation en bouche est unique, une attaque fine, un milieu gras mais cadré, une finale iodée, vivace et infinie. Se dire qu’un cépage d’une telle finesse peut conserver ses caractéristiques sans aucune oxydation, tout en développant une viscosité et structure, c’est émouvant. Je me fais la réflexion que ce vin sorti à côté de n’importe quel grand vin blanc n’aura jamais à rougir. Quel trésor nous avons là. Un vin de classe mondiale, une pièce d’exception, dont la texture se rapproche d’un Grand Cru de la Côte de Beaune. Et c’est un gamin… s’il était besoin de le rappeler, immense vin de garde, qui nous est apparu tel que nous l’avons été après l’avoir bu : transcendé !
Je m’étonne du prix si accessible d’un si grand vin, alors que le travail pour y arriver est tel. « On préfère vivre chichement mais vivre bien ! Garder ces prix, cela permet de garder le contact avec la clientèle locale et c’est ce que j’aime ». Et bien nous aussi.
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